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Publié le 24 avril 2017 Mis à jour le 24 avril 2017

Et si on essayait les compétences floues ?

Quand le numérique brouille les certitudes

La problématique des compétences reste ouverte

Le débat traitant de la définition de la compétence reste ouvert. Le recensement fait à partir de la base de données Electre des ouvrages ou notices sur les compétences depuis le début des années 80, fait apparaître plus de 3 000 notices.   Nous disposons alors d’une palette de termes issus de disciplines variées pour tenter de s’accorder sur ce qu’elle recouvre. C’est ainsi que, des linguistes, des sociologues, des gestionnaires, des philosophes, des artistes essayent de définir des transformations impliquant des hommes.

Dans la façon occidentale de construire des « vérités », la logique Booléenne est peu questionnée, tout au plus peut-on proposer des modèles probabilistes. Pour résumer, il n’y a que deux états possibles : un fait est vrai ou faux. L’approche behavioriste s’accorde bien de cette logique. Un comportement est observable ou non. Ce qui relève de l’intériorité est déclaré inaccessible car subjectif. 

Pourtant en sciences sociales le raisonnement implicitement booléen opposant le vrai au faux, le compétent et l’incompétent, l’appartenance ou non à un groupe, ne résiste pas à l’observation attentive. Par exemple, une vérité sur la délivrance d’un service est appréciée subjectivement par celui qui le délivre et celui qui le reçoit en fonction de leurs représentations, de leurs attentes et de leurs identités réciproques.

Les catégories vrai/faux sont alors inapplicables. Les exceptions sociales à la logique booléenne sont la règle; or l’approche descriptive behavioriste réduit la complexité. Donc, les opérateurs de classement logique sont simplificateurs et les descriptions sujettes à l’arbitraire d’une attribution unique. Dès lors, il est possible d’intégrer une autre forme de raisonnement rendant compte des imprécisions et des continuums : la logique floue[1] de laquelle on peut déduire l’existence de compétences floues.

Pourquoi parler de compétences floues ?

Les mots pour dire la compétence

Lorsque l’on examine le registre sémantique à notre disposition, les termes renvoient le plus souvent à une vision unipersonnelle d’un savoir, qui pourtant ne produit d’effet que par interaction. Sauf à considérer l’équivalence entre  le résultat final d’une action, « une performance » et le processus qui l’a produite. Plusieurs termes sont utilisés pour évoquer ce qui est difficilement observable et que l’on qualifie parfois de « compétences transversales »  parce qu’elles sont communes à plusieurs métiers et qu’on peut alors affirmer qu’elles sont transférables. Il est aussi fait usage du terme « compétence molle » car l’on peut ajouter ou enlever des attributs descriptifs à la notion sans parvenir à décrire un concept indiscutable. Enfin peu d’éléments visibles permettent  vraiment d’en expliquer les effets. Parmi ces termes il est possible de relever :

  • La posture révèle une intériorité qui s’exprime dans l’action.
     
  • Le savoir-être  se réfère à des codes de conduites tacites rarement exposés qui renvoient  à des habitus sociaux et à une logique d’assujettissement. L’imprécision de la définition faisant implicitement référence aux valeurs en vigueur. Il est encore possible d’évoquer des savoirs tels que
    • le savoir-faire relationnel,
    • le savoir y faire,
    • le savoir dire toutes formes qui se combinent.
       
  • Le talent fait référence à l’antique monnaie mentionnée dans la bible dans la parabole des talents. Il a été popularisé par  des consultants de Mc Kinsey. Il serait formé par  la rencontre d’une personnalité singulière avec un entraînement, un entretien et un perfectionnement continu.

    La notion de talent est proche de celle de don une inspiration  laissée en jachère ou exploitée. L’origine des talents ou des dons entre dans le débat sur la question de l’inné ou de l’acquis.
     
  • Les qualités ou vertus sont intrinsèquement attachées à l’individu. Elles forment la part de son mérite.
     
  • Les chercheurs en gestion les désignent aussi sous l’appellation de trait de caractère. Leur nombre est  élevé puisqu’ils servent à décrire des individus qui simultanément se singularisent et cherchent à appartenir à des groupes humains. Plus de 230 traits de caractères sont identifiés en matière de leadership par les chercheurs de Harvard Nohria et Khurana sans trancher sur lesquels sont les plus essentiels.
     
  • Les aptitudes  expriment l’idée d’une maîtrise qui ne s’est pas encore exprimée faute de terrain d’expression ou de volonté.
     
  • Les capacités sont en construction et renvoient à une transformation en cours qui rend l’individu autonome. 
     
  • Le potentiel  va plus loin que les aptitudes, puisqu’il concerne l’avenir. Il est encore moins démontré. Mais, la maîtrise des situations futures  est subodorée à travers des indices, qui dépendent souvent des évaluateurs et de leurs références sociales implicites ou instrumentées avec des référentiels. Il s’agit  d’une mesure, voire d’un pari  sur l’évolution de l’individu et de ses performances.
     
  • Le charisme  évoque des habiletés à s’exprimer, une forme de grâce, au sens religieux du terme. Un magnétisme qui s’explique par le pouvoir de se connecter et de se référer à des instances supérieures (religion, peuple, nation etc.).
     

Il est encore possible d’intégrer l’idée d’intelligence qui exprime une part active de l’individu dans l’événement rencontré.

  • C’est alors que l’intelligence peut être qualifiée d’intelligence émotionnelle, sociale, ou relationnelle  ou encore d’intelligence de situation ou de la complexité.
     
  • Enfin, lorsque des références sont prises dans des approches sociales, il est possible d’évoquer l’idée de capital social, relationnel. L’idée de capital renvoie à des logiques éducatives et en particulier à des processus de socialisation voire de reproduction. 

  • Si l’on fait un détour par la terminologie anglo-saxonne, on notera  le terme de « soft-skills » les habiletés douces ou de « competences » qui se distingue des skills et des sous-entendus plus manuels qui s’y attachent.
     
  • Le travail sur les NVQ anglais (National Vocational Qualification) montre la même difficulté pour désigner ce qui est la part de l’individu, ce qui est la  part du réseau social auquel il appartient, et ce qui est la part des situations.
     

Il ressort de cette énumération une seule certitude : il est difficile de spécifier ce qui est de l’ordre du comportemental. Le travail devient essentiellement relationnel et social et se perçoit moyennant la mise en place de dispositif d’observation dans les interactions avec les collectifs. 

Quel terme utiliser pour décrire les activités ? Comment  rédiger des référentiels métiers ? Comment intégrer dans des objectifs de formation ce qui s’observe mal ? A lire les référentiels, les cahiers des charges, les descriptifs de fonction, cet ensemble de notions et concepts disparates est pourtant couramment employé.

En effet, si la recherche souhaite de la précision, l’engagement  de l’action se satisfait  de définitions relatives, mais globalement compréhensibles de tous. Si les référentiels parviennent à enserrer dans des listes ou des tableaux des activités humaines laissant des traces (écrits, déplacements, expression formalisée), beaucoup de ce qui fonde l’action échappe à l’analyse. Par exemple l’attention qu’un enseignant va porter à ses élèves, comment la notifier ?

Parfois, les nomenclatures créent autour de ce que l’on pourrait nommer des « attracteurs » un semblant d’intelligibilité qui revêt alors une portée pratique avec des notes ou des graduations. C’est ainsi qu’autour des notions de compétences, savoir-être, capacité, aptitudes, d’aucuns objectivent des définitions et organisent des processus. Le plus souvent il peut s’agir des croyances du moment sur la façon d’interagir.

Comprendre la logique floue

Deux arguments plaident pour comprendre la logique floue et en promouvoir le développement.

Tout d’abord, c’est parce que la description des activités humaines est vaste en particulier lorsqu’il s’agit d’évoquer les interactions  qu’on peut qualifier les compétences pour y faire face de floues. Dès lors, les compétences floues s’inscrivent dans l’idée que l’individu, opère une mise au point changeante de ce qui est observé au gré des angles de vues. La référence à des cadres d’expérience s’ajuste régulièrement. Il y aurait moins  de combinaisons stables de savoirs, postures, aptitudes et ressources que des zones de floues dans lesquelles la capacité de focalisation de chacun s’exprime.

La spécification sera différente si l’objet est :

  • La production d’un jugement de valeur sur une performance,
  • La description d’un métier, d’un emploi ou d’une fonction,
  • La conception d’un dispositif de formation,
  • La réalisation d’une revue d’effectif,
  • La rédaction d’une charte (des valeurs, de management, du personnel),
  • La conception d’un outil de gestion des compétences.
     

Choisir l’objet d’analyse évite de mélanger une description de tâche pertinente, un ressenti subjectif ou une disposition interne pour se repérer dans l’action, un trait de caractère pour un recruteur, la construction d’un indicateur mesurable pour un évaluateur. 

C’est parce que les mots désignant le travail sont utilisés dans une variété de contextes pour une multitude d’enjeux qu’une indéfinition s’installe. Alors, soit une spécification est limitée à son objet (produire un jugement de valeur, décrire un métier, organiser une formation …), soit il s’agit de reconnaitre et d’organiser une zone de floue qui tienne compte de l’indéfinition de la compétence et de ce qu’il y a à en savoir.

Ensuite, c’est certainement aussi parce que la part de travail invisible a pris de l’ampleur dans le monde immatériel des services que les interprétations subjectives se renforcent. Les événements, les singularités individuelles, les demandes « sur mesure » augmentent les incertitudes sur la production de prestation. Mais, est-ce en mesurant l’intériorité des apprenants qu’on parviendra à réduire l’incertitude ? Si le travail lui-même devient plus impalpable car intellectuel, affectif, inobservable, comment pourrait –il en être autrement de l’apprentissage dont le matériau principal est le travail d’autrui ?

Comment les compétences de ces apprenants pourraient-elles se décrire simplement ?  En fait, plus les activités de services progressent notamment avec la numérisation, plus l’écart entre le prescrit et le réel semble croître. En effet, les régulations à opérer pour mener à bien une tâche semblent dépendre tout autant des situations que des caractéristiques individuelles. Il faut « y mettre de sa personne » pour répondre à une variété de demandes que chaque demandeur de service souhaite à sa mesure. Le service est fait de rapports humains.

Dès lors, ce qui constitue les tâches codifiables va mélanger des postures (empathie, altérité), des caractéristiques personnelles (traits de caractère), des motivations (motivation à trouver des solutions innovantes ou à se conformer aux routines), des engagements socio-affectifs (« je n’aime pas cette tâche, je ne souhaite pas apprendre cela »),  des évaluations de la qualité du travail à rendre (travail gratifiant ou dévalorisant, représentation du travail bien fait).

Ce faisant, ce constat modifie la façon de penser l’enseignement plus comme un art de faire avec des incertitudes et des appétences plutôt que seulement les compétences qui seraient objectivement descriptibles.

Source :

Base de données Electre - http://www.electre.com/ElectreHome.aspx

Article Behaviorisme - Wikipédia - https://fr.wikipedia.org/wiki/B%C3%A9haviorisme

Logique Booléenne – Wikipédia - https://fr.wikipedia.org/wiki/Alg%C3%A8bre_de_Boole_(logique)

Logique floue – Wikipédia - https://fr.wikipedia.org/wiki/Logique_floue

NVQ – National vocational qualification -  Wikipédia https://en.wikipedia.org/wiki/National_Vocational_Qualification

Parabole des talents - https://www.societebiblique.com/lire-la-bible/matthieu/25.14-30/

Le capital social – Pierre Bourdieu - Persée
http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1980_num_31_1_2069



[1] L’idée de logique floue provient de la théorie mathématique des ensembles flous de Lofti Zadeh qui permet d’envisager l’appartenance à des ensembles imprécis


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