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Publié le 23 janvier 2017 Mis à jour le 23 janvier 2017

Les bienfaits du scepticisme : antidote à la crédulité rampante

Le difficile apprentissage de l’esprit critique...

Désinformation, réinformation, fake news… depuis quelques temps, le numérique semble devenu fou à l’ère de la post-vérité. Je suis un fan inconditionnel de l’émission la sphère de Matthieu Dugal. Le pire de l’année techno évoque bien le processus de construction de la rumeur à travers le pizza gate.

Une fois la rumeur lancée, elle laisse toujours des traces : “ce n’est quand même pas dit par hasard”. Une solution pour nos élèves : le fact-checking.

L’idéal de la société de la connaissance...

Le fact-checking représente ce que le web en tant qu’idéal d’émancipation fait de mieux. Sous l’effet des technologies, tout un chacun a accès au savoir, la connaissance brute. Dans ce monde idéal, il peut ainsi créer un rapport de confiance nouveau puisqu’il peut vérifier, à l’aide des données agrégées, la parole de celui qui s’engage. Il reste que si l’accès est facilité, une autre affaire est de la décrypter.

… à la post vérité

La connaissance semble être plus que de l’information. C’est le lecteur qui à l’aide d’une grille de lecture critique du monde transforme cette information. Pourtant comme le précise Charles Hadji dans son article Post-vérité, la raison du plus fouLes fables sont plus appréciées que les faits. Un bon « bobard » vaut mieux que l’austère ou dérangeante, vérité”. Il semble aujourd’hui que l’émotion et les éléments langages comptent plus que les éléments factuels, vérifiables.

Faire de l’élève l’ami critique

Le titre peut paraître provocateur en ces temps où le doute doute même de lui même. Il l'est d'autant plus que l'apprentissage de l'esprit critique aujourd'hui est une question stratégique en particulier en matière d’éducation. Pourquoi ne pas faire de nos classes un endroit de la dispute au sens noble… du goût de la rhétorique et de la contradiction. L’addition de lectures, de rencontres, de la culture personnelle sont les bases d’un apprentissage progressif de l’échange avant même le débat. Le plus important dans une argumentation ce n’est pas la réponse mais la question.

Douter ou enseigner le scepticisme ?

Dans Game of Throne le personnage de Tyrion Lannister, au delà de ses excès, sa posture, est souvent celle du sceptique, de celui qui doute même s’il peut se ranger à l’avis des autres. L’étymologie est d’une grande aide pour cela, skeptikos signifie "qui observe, réfléchit, sans rien affirmer". Le doute volontaire est un instrument privilégié de l’investigation, de la vérification des faits. La confiance n’est pas quelque chose d’acquis mais qui se donne.

Twitter ou le piège des bots

Twitter est mon outil de travail favori. Il m’a permis de me connecter et de rencontrer des gens qui sont pour moi aujourd’hui des amis. J’ai pu me créer un réseau social professionnel à l’échelle de la francophonie. Nos échanges, les partages sont basés sur la confiance en l’autre.

Aujourd’hui, elle est en danger comme le souligne cet article de Next Impact : twitter droit dans ses bots. Nil Sanyas souligne même en 2014 que “Bien entendu, ils ne regardent pas les publicités et ne sont pas les meilleurs clients qui soient pour les annonceurs”. La perte de confiance ne crée pas de valeurs. Qui est responsable ? Celui qui lit, celui qui met à disposition ou celui qui programme le bot. La réponse ne peut être mono-causale.

Daniel Pennac soulignait nos droits de lecteur. Peut-être faut-il inventer de nouveaux devoirs qui partagent la responsabilité entre le lecteur, la plateforme et l’émetteur du message. Il s'agit de ne pas se faire avoir, y compris par soi-même !

Accepter de ne pas avoir d'opinion à la manière de Montaigne.

Le philosophe moraliste de la Renaissance adopte la même attitude que les philosophes sceptiques de l'Antiquité : "suspendre son jugement". Ce n’est pas un encouragement à être spectateur mais prendre de la distance vis à vis des faits à la manière de l'historien. Nous regardons le monde avec nos propres lunettes. Elles ne nous rendent pas toujours lucides ou objectifs. Donner conscience de cela aux élèves permet d’ajouter au savoir lire, écrire et compter : le savoir critiquer.

L’art d’avoir toujours raison ?

Une fois convaincu, le processus ne s’arrête pas là. Il peut nous arriver de nous égarer dans des raisonnements étayés par la croyance collective. Schopenhauer dans “L’art d’avoir toujours raison” nous met en garde contre cela.

Il n'y a en effet aucune opinion, aussi absurde soit-elle, que les hommes n'aient pas rapidement adoptée dès qu'on a réussi à les persuader qu'elle était généralement acceptée.”

Le titre même du livre montre la vanité qui peut nous piéger parfois. A l’image des participants aux émissions de téléréalité, ce n’est pas celui qui construit le mieux sa démonstration qui emporte l’adhésion, c’est celui qui compte le plus dans le groupe. Le stratège est souvent d’ailleurs la première victime dans ces programmes à élimination directe.

Pour nos jeunes, la dispute pourrait paraître comme une modalité de communication courante. Le plus important ne serait pas de dire la vérité mais d’avoir juste raison. L’art d’avoir toujours raison pourrait être remplacé par l’art de ne pas se faire avoir.

L’illusion d’omniscience ou la quête de l’humilité

L’humilité devient alors la règle face à la profusion d’informations sur internet. Nous sommes parfois des victimes volontaires, cette abondance flatte nos égos et nous donne parfois le sentiment d’omniscience. “J’ai le droit de savoir, j’ai le droit de dire, j’ai le droit de décider”.

Gérald Bronner dans la démocratie des crédules, nous met en garde. Le web n’est pas une corne d’abondance, elle ne nous transforme pas en super héros de la pensée. Elle pourrait favoriser l’empilement d’informations dont la cohérence et la puissance pourrait nous faire oublier l’indispensable vérification des informations.

Art de ne pas se faire avoir… par les algorithmes

Un petit groupe de militants motivés peut être surexposé sur la toile parce que les algorithmes de recherche favorisent la popularité des contenus. Plus une information est partagée, meilleur est son “ranking”. La conséquence est simple la popularité facilite sa présence dans notre recherche. Les cercles se nourrissent d’eux-mêmes.

Dans son article Quand on demande à Google si l’Holocauste a bien eu lieu… pour Rue89, Olivier Ertzscheid souligne un déterminisme algorithmique en fonction de nos choix, des demandes que l’on fait et du pays où l’on cherche. Il ajoute “Ce déterminisme s’inscrit dans un régime de vérité différent selon chaque plateforme, et quels que soient les différents régimes de vérité des différentes plateformes, tous donnent une prime à la tyrannie des agissants”.

Souvent, nous, comme nos élèves, avons le sentiment que nous possédons devant les yeux la bonne explication. Le citoyen émancipé de demain aura cette compétence à décrypter les mécanismes des moteurs de recherche. L’art de ne pas se faire avoir, c’est comprendre comment les algorithmes fonctionnent et pour reprendre le titre de Dominique Cardon “à quoi ils rêvent”.

L’esprit critique demande des efforts...

La construction de la connaissance est toujours plus complexe et plus fatigante. A la différence de la croyance, elle nécessite un temps long, de la discussion. Elle se fonde sur une méthode scientifique et nous présente un monde plus complexe et peut-être insécurisant. Elle nécessite l’humilité d’accepter que l’on peut se tromper et que la parole de l’autre est aussi légitime que la sienne.

… et un travail tout au long de la vie

Il est vrai que j’aurais pu commencer par évoquer les élèves et leur crédulité. Ils ont en face d'eux une multitude de passeurs de connaissances ou en tout cas de croyances. Je partage le constat de Sophie Mazet dans “Manuel d’autodéfense intellectuelle”. Elle ne regrette pas l’absence d’esprit critique mais “plutôt la difficulté à l’exercer à bon escient”.  Pourtant, ils ne sont pas les seuls touchés. Personne n’est à l’abri et surtout pas les enseignants. La liberté c'est la responsabilité, le plus long à acquérir est l'autorégulation. L’humilité nous permet souvent de garder l’esprit en éveil.

Des réseaux à l’environnement personnel d’apprentissage de l’élève

Nous sommes dans un réseau d’apprentissage qui dépasse la sphère de l'École. Si les champs des possibles ont largement augmenté et comme l’évoque Christine Vauffrey dans un article pour le Thot, la famille, les amis, le travail ont toujours appartenu à notre réseau d’apprentissage. Avec le numérique, il devient écosystème d’apprentissage et cela nous interroge sur des formes possibles de dérives. La chroniqueuse l’évoque d’ailleurs :

“Cet enrichissement considérable du réseau d'information et d'apprentissage s'est accompagné d'une injonction de plus en plus forte à prendre en main soi-même son apprentissage.”

L’EAP (environnement d'apprentisage personnel) ne se résume pas aux outils numériques pour partager, collaborer ou se mettre en réseau. La vision et les clefs de lecture du monde ne sont pas construites uniquement à l’école. C’est une responsabilité globale qui nécessite de développer l’intelligence collective pour dépasser les silos et faire équipe.

Mettre l’élève en capacité de muscler son esprit critique

Pour reprendre la terminologie militante, notre cause est l’élève. L’art de ne pas se faire avoir, c’est donner à l’élève des réflexes d’alerte intellectuels. Dans un contexte électoral, mettre en capacité l’élève de discerner les signaux faibles, la fiabilité de l’information, déconstruire les rumeurs et fausses nouvelles devient un enjeu stratégique.

Être un citoyen émancipé ce n’est pas seulement avoir accès ou penser savoir. C’est aussi prendre du recul, analyser, valider et dire que l’on s’est trompé.  C’est un apprentissage de l’effort et de la rigueur. C’est une tâche difficile de trouver l’information et de valider ensuite ses sources et son autorité. La confiance comme l’esprit critique se construisent dans le temps.

Et accepter que la rencontre ne se fasse pas

Il est des moments où l’échange est impossible. C’est un peu ce que j’ai ressenti à l’écoute de l’émission du grain à moudre du 10 février 2016. Dans cette émission dont le thème est la radicalisation, la conversation ne se fait pas. On ressent tout le mal que Gérald Bronner a à faire entendre la voix de la raison. Dans une communication, chacun a eu une intention.

Le militant n’a pas toujours les mêmes visées que le scientifique. Il faut parfois accepter que la rencontre ne se fasse pas. Cela ne veut pas dire qu’elle ne se fera jamais mais simplement que le temps de la communication n’est pas encore venu. Il faut apprendre aux élèves que convaincre, parfois, c’est laisser prendre le temps à l’autre d’accepter sa vision.

Une géographie de la confiance

Il est important que les adultes et le monde de la pensée ne délaissent pas l’espace libre du world wild web aux apôtres de la crédulité. Avoir un oeil éclairé sur le monde n’est pas de l'ordre de l’évidence. Les enseignants sont alors plus que jamais indispensables pour construire avec les élèves l’art de ne pas se faire avoir.

La classe est un espace de confiance idéal pour déconstruire la désinformation et la réinformation. Il faut une forme de lâcher pour que l’espace de parole devienne celui de la contradiction. Cette géographie de la confiance est un territoire pédagogique où l’on ne se sent pas juger et où l’on s’accorde le droit de ne pas être d’accord.

Quand on me contredit, on éveille mon attention, mais non ma colère : je m'avance vers celui qui me contredit qui m'instruit. » Montaigne, les Essais, livre III chapitre 8

Il faut non seulement écouter mais entendre nos jeunes. Il me semble nécessaire d’en supporter la contradiction.

Ne pas confondre liberté d’expression et le droit de tout dire

La liberté d’expression n’est pas un espace sans limite à la parole. L’excès est souvent liberticide car il brise la confiance. La liberté d’expression c’est bien sûr le respect de la loi mais c’est d’abord le témoignage de l’empathie. Il reste que l’avènement du numérique, s’il a multiplié les lieux de paroles, n’en a pas pour autant changé nos jeunes.

Contredire “les grands” est un rite initiatique. Il faut savoir dire pour grandir. Notre capacité à accepter la contradiction, sans les excès de l’opposition pour l’opposition, est déjà la première pierre de l’esprit critique. C’est au contact de l’autre et de ses aspérités que nous les construisons.  Elle réclame pour l’adulte une forme de lâcher prise et l’humilité de dire que l’on s’est trompé.

Au moment où je finis ces lignes, je sais que cet article sera lu avant publication. C’est le fruit d’échanges et finalement d’un travail collectif. Faire preuve d’esprit critique, c’est accepter de vivre avec l’autre et donc faire société. Je m’aperçois finalement que je pose une question dont la réponse ne se fera qu’ensemble, avec vous.

Illustration : Maps collections collective, João Silas

Sources

Vérification par les faits, wikipédia.
https://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9rification_par_les_faits

La post-vérité la raison du plus fou, Charles hadji, The conversation, 27 décembre 2016.
https://theconversation.com/post-verite-la-raison-du-plus-fou-70712

Les droits imprescriptibles du lecteur, Blog rustrel.
http://rustrel.free.fr/lecteur.htm

Twitter, droit dans ses bots, ils sont parmis nous,  Nil Sanyas, Next Impact, 13 aout 2014.
https://www.nextinpact.com/news/89224-twitter-droit-dans-ses-bots.htm

La démocratie des crédules, Gérald Bronner, PUF, 2013
http://www.decitre.fr/livres/la-democratie-des-credules-9782130607298.html

Jusqu’où pousser le concept de déradicalisation, Du Grain à Moudre, Hervé Gardette, le 10 février 2016
https://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-moudre/jusquou-pousser-le-concept-de-deradicalisation-0

A quoi rêvent les algorithmes, Dominique Cardon, Le seuil, le 1 décembre 2016.
http://www.decitre.fr/livres/a-quoi-revent-les-algorithmes-9782021279962.html

Quand on demande à Google si l’Holocauste a bien eu lieu…, Olivier Ertzscheid, Rue 89, le 26 décembre 2016
http://rue89.nouvelobs.com/2016/12/26/quand-demande-a-google-si-lholocauste-a-bien-eu-lieu-265974

Manuel d’autodéfense intellectuelle, Sophie mazet, Robert Laffont, 2015.
http://www.decitre.fr/livres/manuel-d-autodefense-intellectuelle-9782221156803.html

Le complotisme touche les bac + 10 comme bac -5, Bruno Fay, 12 septembre 2012.
http://www.lesinrocks.com/2012/09/12/actualite/le-complotisme-touche-les-bac-10-comme-les-bac-5-bruno-fay-11299953/


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